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Lepoulet et Duglas étaient restés avec les autres gardiens et buvaient à la santé de Robespierre et de la Grande Faucheuse nationale qui débarrassait la Révolution de ses ennemis. Le sergent continuait ses explications tout en conduisant son visiteur à travers les dédales de la prison, encombrés de détenus appartenant à toutes les classes sociales, certains présentant un aspect particulièrement miséreux, d’autres semblant sortir d’un bal à l’Opéra.
— La Lenormand n’est pas une fille comme les autres, pour sûr. Elle voit l’avenir avec son jeu de cartes. Si j’avais été comme ces satanés dévots – que l’Être suprême abatte leurs maudites idoles ! -, j’aurais crié à la sorcellerie, mais nous sommes à un âge de raison. Elle prétend que sa méthode est scientifique, ma foi, je n’en sais rien. Toujours est-il qu’elle avait prévu la mort du citoyen Marat et celle de Danton aussi.
— Mais alors, pourquoi l’a-t-on mise en prison ?
Le sergent lui renvoya un regard rusé :
— Je ne le sais pas, d’ailleurs cela ne me regarde pas. Mais on dit qu’un jour le citoyen Robespierre est venu lui rendre visite. Personne ne sait ce qu’elle lui a dit mais, depuis, la belle est enfermée ici, c’est tout ce que je sais. Ah ! Nous arrivons.
Le quartier de la prison où ils entraient était plus spacieux et confortable. Moins de détenus y étaient entassés et on y apercevait de plus beaux costumes. Au lieu des grandes couches communes qui pouvaient accueillir jusqu’à vingt prisonniers, on avait édifié un grand nombre de petites stalles en bois qui garantissaient aux pensionnaires des lieux une relative intimité.
— La Lenormand est là, indiqua le sergent en désignant une des stalles.
— Depuis combien de temps est-elle incarcérée ? demanda le jeune homme.
L’autre réfléchit :
— Ma foi, cela doit bien faire plus de six mois.
— Comment cela se peut-il ? Les condamnés ne restent jamais si longtemps en vie !
— Tout dépend de leur fortune, ricana le gendarme.
— Le Comité surveille pourtant de tels abus.
Le sergent, goguenard, continua comme s’il s’agissait d’une vieille plaisanterie :
— Certes, au début on laissait les ordres de mise à mort de certains au bas de la pile. Mais le Comité a eu vent de la chose et a ordonné que toutes les semaines on la retourne. Ce que nous faisons consciencieusement, tu penses bien. Seulement, le Comité n’a pas songé à tous ceux qui se trouvaient au milieu !
Et il éclata de rire. Sénart hésita avant de répliquer. Après tout, Vadier devait bien être informé de telles pratiques et les tolérait sans doute. Sinon, il ne l’aurait pas envoyé voir cette femme. Haussant les épaules, il approcha. Pas de porte, un simple lambeau de drap masquait bien mal l’intérieur. Il aperçut deux silhouettes féminines très convenablement habillées. L’une d’elles restait penchée par-dessus une petite table et remuait des cartes tandis que l’autre semblait suivre avec le plus vif intérêt les manipulations de sa compagne.
— La ci-devant Marie-Josèphe-Rose Tascher de La Pagerie, lui glissa son mentor. Elle dépense le peu d’argent qu’elle n’a pas à écouter les prédictions de la Lenormand.
— Et celle-là, si elle n’a pas d’argent, pourquoi est-elle toujours ici ?
Le sergent haussa les épaules :
— Des inconnus payent pour elle. Selon certains, ce serait le général Hoche que le Comité de salut public a envoyé en prison après qu’il a remporté maintes victoires pour la Révolution.
Ils virent le drap s’écarter et la dénommée Marie-Josèphe-Rose sortit en se couvrant le visage de son châle. Sénart se retourna vers l’homme :
— Laisse-moi maintenant, j’ai à faire.
— Pour sûr, citoyen, ce papier dit que tu peux disposer comme bon t’en semble de la prisonnière, alors ne te gêne pas. Mais prends garde de ne pas l’offenser. On dit qu’elle a le mauvais œil.
Et, sur cette dernière plaisanterie, il s’éloigna.
Sénart, à son tour, écarta le drap et se trouva dans une cellule minuscule où l’on ne voyait guère qu’une paillasse qui devait servir de lit, une petite table bancale où reposait toujours le jeu de cartes dont il distinguait les figures étranges et un tabouret sur lequel s’asseyaient les visiteurs.
— Tu es la citoyenne Lenormand ? commença-t-il froidement.
Elle leva la tête : brune, un joli minois, piquant, des yeux très vifs et un petit nez pointu qui lui donnait un air enfantin.
— Tiens, je me demandais quand le citoyen Vadier allait enfin daigner s’intéresser à moi.
Elle parlait d’une voix légère et cristalline. Le jeune homme trébucha et sentit le rouge lui monter aux joues.
— Mais… mais, comment ?
Elle éclata de rire :
— Allons, citoyen, je n’ai pas encore eu le temps de lire quoi que ce soit dans mon tarot te concernant, mais j’ai observé que tu portais l’uniforme du Comité de sûreté générale. Commissaire, je crois.
— Secrétaire rédacteur, rectifia-t-il en tentant de retrouver son aplomb.
— Et, étant donné que Marc-Guillaume Vadier est bien le seul des deux Comités qui ne soit pas venu me consulter, en te voyant apparaître, j’en ai conclu que c’était lui et personne d’autre qui avait pu envoyer un officier aussi inexpérimenté que toi.
— Qui te dit que je suis inexpérimenté ? coupa Sénart sur un ton rogue.
Elle rit de nouveau puis lui fit signe de prendre le tabouret.
— Parce que tu rougis comme une jeune fille !
Il finit par obéir :
— Vous ne connaissez donc pas le citoyen Vadier ?
Elle lui renvoya un regard espiègle :
— Nous ne nous sommes jamais vus mais il me connaît bien. Presque aussi bien que je le connais. Il est le plus intelligent et c’est lui qui vivra le plus longtemps de tous.
— Comment pouvez-vous le savoir si vous ne l’avez jamais vu ?
Elle eut une petite moue boudeuse :
— Parce qu’il est prudent et retors comme une anguille ! La preuve, il n’est pas venu me consulter. Tous l’ont fait avant lui et tous sont morts ou mourront bientôt.
Sénart posa son encombrant couvre-chef, l’aplomb de la jeune femme le dépassait. Elle semblait totalement déplacée en ces lieux, presque coquette avec la large ceinture qui enserrait sa robe, le fichu drapé que les belles portaient pour faire peuple et la cocarde qu’elle arborait dans sa chevelure avec une désinvolture quasiment contre-révolutionnaire.
— Il est donc vrai que tu as rencontré le citoyen Robespierre ?
— Je n’ai jamais vu d’homme aussi couard et hébété devant une prédiction. Au moins, Danton faisait preuve de courage. Pourquoi crois-tu qu’il prépare toutes ces cérémonies ? En honorant l’Être suprême, il veut se rendre immortel, mais c’est chose vaine.
Le secrétaire rédacteur jeta un coup d’œil au jeu de cartes. C’était un tarot mais plutôt que les figures royales (débarrassées de leurs couronnes depuis la Révolution) ou les nobles silhouettes antiques, il découvrit d’étranges images. Une maison, un arbre, des nuages, un serpent et une femme, une faux, un renard, un ours.
— C’est avec ces momeries que tu prétends prévoir l’avenir ? Paris grouille de charlatans de toutes sortes. Bien peu ont réussi à sauver leur tête. As-tu seulement prédit ta propre mort ?
Elle lui fit un clin d’œil malicieux.
— Voilà une remarque pertinente qui montre que tu n’es pas le bêta que j’avais cru d’abord. Je n’ai pas prévu ma mort car l’idée même m’en paraît effrayante, mais je suis remontée assez loin dans l’avenir pour voir que je mourrai vieille et comblée de richesses.
Ce fut au tour du jeune homme de rire :
— Voilà qui est bien présomptueux, que ce bon sergent oublie de mettre ta condamnation au milieu de la pile et te voilà raccourcie !
— Tu sous-estimes mes talents. Si je n’avais pas quelques dons, j’aurais déjà été raccourcie depuis fort longtemps, comme tu le dis. Le Comité de salut public a trop peur que toutes mes prédictions ne se réalisent si j’étais exécutée. Pour ce qui est de ton maître, le cruel Vadier, même s’il joue les esprits forts, il souhaite se servir de moi pour parvenir à ses fins.
La repartie fit réfléchir Sénart. Il est vrai que c’était Vadier lui-même qui l’avait envoyé jusqu’ici. Quant à la remarque de la fille sur le Comité de salut public – et donc sur Robespierre –, elle correspondait bien à l’idée qu’il se faisait du personnage. Brillant avocat, inflexible jusqu’à l’outrance, mais peu sûr de lui et au fond lâche, craignant pour sa vie. Pour quelle autre raison aurait-il fait exécuter ses opposants les plus directs ? Il la considéra un instant et finit par lâcher :
— De tout temps, il s’est présenté des augures, des prophétesses, des sibylles prétendant savoir lire l’avenir. J’ai lu des choses sur le temple de Delphes et sur sa Pythie à qui rois, généraux et peuple envoyaient des émissaires chargés d’offrandes. Et toi, tu prétends lire l’avenir dans ces figures ridicules ?
Elle ne se formalisa pas :
— Tu as l’air de connaître tes antiquités, reprit-elle en battant ses cartes. Tu sais donc que la plus grande bibliothèque au monde ayant existé a été brûlée par César et ses troupes.
— La bibliothèque d’Alexandrie, oui, j’ai lu cette histoire, mais quel rapport avec le tarot ?
Elle changea d’attitude ; tout sourire disparut de son visage et elle prit une solennité mystérieuse. Même dans cette prison sordide, elle parvenait à ressembler à une sibylle rien qu’en transformant son expression.
« J’ai affaire à une comédienne habile », se dit-il, impressionné malgré tout.
— Que dirais-tu alors, citoyen secrétaire rédacteur, si tu apprenais qu’il existe encore de nos jours un ouvrage des anciens Égyptiens, un de leurs livres échappé aux flammes et qui contient l’essentiel de leur doctrine, ne serais-tu pas empressé de connaître un livre aussi précieux, aussi extraordinaire ?
— Bien sûr que si ! Les historiens ont beaucoup glosé sur les précieux manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie qui provenaient alors de tout le monde connu.
— Et maintenant, si on te disait que ce livre est en fait fort répandu dans une grande partie de l’Europe, que depuis nombre de siècles il y est entre les mains de tout le monde, bien que personne n’ait compris qu’il fût égyptien ? Que tout le monde peut en posséder un ? Mais qu’on n’a jamais cherché à le déchiffrer, le regardant comme un amas de figures extravagantes qui ne signifient rien par elles-mêmes ?
— Je croirais que tu cherches à m’abuser, citoyenne. Tu prétends que le jeu de tarots remonte à l’Egypte ancienne ? C’est ridicule.
Elle secoua la tête, sans se départir d’une expression glacée :
— C’est le dieu Thot, que les Grecs ont nommé Hermès Trismégiste, qui est considéré comme l’inventeur de l’écriture la plus ancienne qui soit. Mais l’écriture de Thot n’était pas un ensemble de lettres qui forment des mots comme le sont nos alphabets actuels, c’étaient des images qui formaient des tableaux et montraient les choses dont on voulait parler. Il est naturel que l’inventeur de ces images ait été le premier historien : en effet, Thot est considéré comme ayant peint les dieux, c’est-à-dire, les actes de la Toute-Puissance, ou la Création, à laquelle il joignit des préceptes de morale. Ce livre a d’abord été nommé A-Rosh ; d’A, doctrine, science ; et de Rosch, le nom égyptien d’Hermès, qui, joint à l’article T, signifie « tableaux de la doctrine d’Hermès ». D’où son nom de Ta-Rosh particulièrement consacré à la divination de ce qui allait advenir. Certes, ces quelques cartes forment un livre bien peu volumineux, mais, tu le sais, les premiers écrits qui nous sont parvenus des civilisations grecques étaient bien brefs, et de leur poésie on apprenait beaucoup de choses.
La tête lui tournait. Où voulait-elle en venir avec ce verbiage ?
— Chaque carte en elle-même raconte une histoire, continua la jeune femme. L’histoire des dieux de ce temps. Les images en ont été altérées par l’ignorance des hommes bien sûr, mais moi, le tarot dont je me sers est le plus proche qui soit du livre de Thot.
Sénart se prenait au jeu de la curiosité :
— Mais comment l’histoire des dieux pourrait-elle te permettre de prévoir l’avenir ?
Elle plongea ses yeux dans les siens et il eut un frisson. Elle avait été si rieuse et enjouée tout à l’heure. Alors que là, il avait l’impression de tomber dans un puits de ténèbres.
« Elle cherche à t’abuser ! » se répéta-t-il en vain.
— Individuellement, elles ne sont d’aucune utilité. C’est leur alliance décidée par le sort, ou plutôt par la puissance divine, car le ciel même influe sur le tirage des cartes, qui te racontera l’avenir. Prends trois cartes.
Elle battit le jeu et le lui tendit. Il tira trois cartes au hasard et les posa sur la petite table après les avoir retournées. L’une d’elles représentait un livre, la deuxième une femme vêtue à l’antique et la troisième un serpent.
— Comme tu es un homme, la dame figure ton épouse, ta mère, ta maîtresse ou une amie ; en tout cas, une femme importante dans ta vie. La carte à côté te donnera plus de précisions. C’est un livre : les deux cartes ensemble montrent qu’il s’agit d’une femme très secrète qui se donne difficilement. Quant au serpent, il te dit qu’il faudra se méfier de ses belles paroles : c’est une enjôleuse !
Il s’agita sur son tabouret. Allait-elle donc longtemps se moquer de lui ?
— La femme secrète dont je dois craindre les belles paroles c’est toi, évidemment. N’as-tu rien de plus concluant à me proposer ?
— Tu veux une prédiction sur le problème qui t’amène ici ? Soit. Faisons les choses dans les formes. Voici la carte qui te représente.
Sur la carte figurait un homme vêtu à l’antique.
— Le problème qui te concerne a trait à quelque manigance policière, je pense.
Il approuva à contrecœur.
Elle déposa à côté de l’homme une carte représentant un renard.
— Maintenant, tu vas me dire cinq chiffres. Ceux que tu veux, pourvu qu’ils n’excèdent pas trente et un.
Il répondit sans réfléchir :
— Trois, cinq, douze, vingt-quatre et trente.
La Sibylle battit le jeu lentement et soigneusement. Sénart eut l’impression que, malgré le beau temps qui régnait sur Paris, la température venait subitement de baisser dans la pièce.
Cinq cartes se dévoilèrent à côté des deux autres.
— La dame, encore elle. Et le livre, aussi. Le cercueil et la faux. Et… le cavalier. Voilà qui est bien étrange.
— Que veux-tu dire ? Vois-tu quelque chose dans ces figures ineptes ?
Elle baissa la tête et effleura les cartes de sa main en murmurant des mots qu’il ne comprit pas.
— Je vois… d’abord la mort. Une mort atroce, sanglante. Je vois aussi beaucoup de mystère derrière cette mort. L’assassin n’est pas connu et je pense que l’on ne sait même pas comment il a procédé pour parvenir à ses fins. Je vois également une organisation mystérieuse. Peut-être ésotérique. Elle se cache, et derrière elle un homme, qui était sans doute un ami du mort.
Elle releva enfin la tête ; bizarrement son sourire était revenu : il la reconnut à peine.
— Pour conclure, je dirais que le corps d’un homme appartenant à une organisation secrète a été découvert. Un corps certainement horriblement mutilé dans des circonstances qui vous dépassent. On t’a chargé de chercher les autres membres de cette organisation et plus particulièrement leur chef, dont l’identité est inconnue et qui est probablement une sorte de savant ou de philosophe. C’est pour cette raison que Vadier t’a envoyé à moi, car il sait que je pourrai t’apporter quelques indices. En fait, d’après ce que je lis ici, moi seule peux vous aider.
Il se leva brusquement, en colère, et balaya d’un revers de main les huit cartes alignées.
— C’est ridicule, tu ne peux pas savoir cela. Quelqu’un t’a mise au courant !
Elle s’esclaffa :
— Je te jure que non, citoyen ! Dans cette prison, je ne reçois que les visites de ceux qui viennent me consulter, et ce matin personne de l’extérieur n’est venu !
— Mais alors, mais alors…
La Sibylle lui posa la main sur le bras. Un instant plus tôt, alors qu’elle avait pris l’attitude d’une prophétesse antique, ce geste de familiarité lui aurait arraché un frisson, mais là, il n’y avait plus qu’une très jeune femme aussi gracieuse qu’espiègle.
— Ce vieux renard de Vadier ne peut rien me cacher. Je comprends pourquoi il t’a choisi. Tu n’es pas de ceux que l’on abuse facilement, tu as de l’instruction. Allons marcher.
Ils sortirent de la cellule et déambulèrent dans la pièce principale. Les prisonniers, nombreux, s’écartaient au passage du secrétaire rédacteur en grand uniforme.
— Vadier t’a donc envoyé pour me consulter, commença-t-elle. Je ne pense pas qu’il s’intéresse à mes dons de prophétesse. Il n’y croit guère. Par contre, il sait que je connais bien les sociétés secrètes.
— Une fille aussi jeune que toi ? s’étonna-t-il.
Elle lui expliqua patiemment :
— Où crois-tu que j’ai appris l’art du tarot ? Vois-tu, il ne suffit pas de lire un livre qui décrit les différentes associations des figures. Cela, n’importe quel imbécile peut le faire. On associe la femme, l’anneau et l’ours et hop ! Voilà un mariage heureux et prospère qui s’annonce. Si celui qui vient te consulter ne se marie pas trop mal, il se dira : « Ah oui, je me souviens de la prédiction de la voyante » et s’il reste garçon, ma foi, il l’aura sans doute oubliée.
— Et alors ? As-tu eu connaissance d’un savoir qui remonterait aux Egyptiens ?
Il avait prononcé cette phrase avec une ironie non dissimulée mais elle lui répondit avec un charmant sourire :
— D’abord, il faut des prédispositions. Une sorte d’instinct pour déchiffrer les cartes et les assembler afin d’y lire les choses qui ont été, qui seront ou ne se sont pas encore produites. Cet instinct, je l’ai depuis l’enfance, mais pour développer mon art, il m’a fallu également beaucoup travailler. À mon arrivée à Paris, j’ai rencontre de nombreux professeurs avant d’acquérir le savoir que je possède aujourd’hui. Des hommes de sciences, des philosophes. J’ai reçu les enseignements de Court de Gébelin par exemple. Un homme d’une profonde érudition.
— J’ai entendu parler de lui. Un protestant et un…
Il réagit soudain :
— Mais oui, c’est cela : un franc-maçon. Il est mort depuis longtemps. Avant la Révolution, je veux dire. Un franc-maçon ! Tu les connais donc, c’est pour cela que Vadier m’a amené jusqu’à toi !
Elle reprit soudain son air sérieux.
— Je le pense en effet. J’ai connu des francs-maçons avant que les loges n’entrent en sommeil. Je sais aussi que l’une d’entre elles n’a pas cessé toute activité. Tu es venu me voir parce que l’un d’eux a été assassiné. Je me trompe ?
— Non. Que peux-tu me dire sur le Philosophe inconnu ?
Elle détourna la tête et fit quelques pas vers une fenêtre étroite et grillagée. Il l’y rejoignit, attentif à ses paroles.
— Je ne peux pas t’en dire grand-chose. Sa tête est mise à prix par le Comité, mais les frères se feront trancher la gorge plutôt que de révéler son identité.
— Admettons, mais qui aurait commis cet assassinat ?
Elle s’assit sur un banc et lui fit signe de venir à côté d’elle. Maintenant, elle parlait tout bas :
— Ce que je vais te raconter, peu de gens le savent. Peut-être même que Vadier n’est pas au courant de tout. Cela se passait du temps de Court de Gébelin, j’ai appris la vérité de sa bouche.
Il la laissa parler. Avant la Révolution, elle devait être très jeune, presque une enfant. Comment avait-elle pu connaître des gens aussi importants et mystérieux ?
— Tout a commencé en Allemagne. C’était en 1776, dans la ville d’Ingolstadt. Un simple professeur de droit nommé Adam Weishaupt créa une secte qui s’inspirait des rituels maçonniques : elle s’appela d’abord l’ordre des Perfectibilistes puis prit le nom d’Illuminés. Adam Weishaupt fut rapidement dépassé par son œuvre. Comme la plupart des organisations maçonniques, elle tenta de s’implanter en France et quelques adeptes de poids y furent connus comme Mirabeau et surtout Dietrich, le maire de Strasbourg.
« Un grand ami de Robespierre », se rappela Sénart. L’affaire devenait de plus en plus intéressante.
— Les Illuminés envoyèrent un dénommé Bode afin de rencontrer les loges françaises. Ainsi, il visita d’abord l’organisation principale des maçons : le Grand Orient de France, puis des loges plus particulières, et notamment les Amis réunis à laquelle appartenaient des frères illustres comme Savalette de Lange, Court de Gébelin et Tavannes. La délégation ne donna rien. La France ne se convertit pas à l’illuminisme, mais beaucoup d’ennemis de la franc-maçonnerie prétendirent le contraire. Ils racontèrent également que l’illuminisme n’avait pour autre but que de renverser les monarques d’Europe et faire couler le sang du peuple, bref des absurdités. Cependant, il semble qu’un mystérieux mouvement ait été créé à cette époque.
— Que veux-tu dire par là ?
Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas grand-chose à ce sujet. Court de Gébelin m’a parlé d’une… Loge Noire et d’une légende assez étrange.
Cette fois-ci, Sénart la regarda droit dans les yeux. Elle avait repris son attitude de prophétesse. Froide, marmoréenne. Soit, comédienne accomplie, elle pouvait changer d’expression à la demande, pratiquement en une seule seconde. Soit c’était le don qu’elle avait évoqué un instant plus tôt. Cette prédisposition pour distinguer dans les symboles ineptes maladroitement dessinés sur les cartes des choses qui n’existaient pas encore.
— Selon cette légende, continua-t-elle, la Loge Noire serait constituée de quatre-vingt-dix-neuf membres, plus un dernier. Les quatre-vingt-dix-neuf ont voué leur âme au démon. Au démon qui est en fait le centième membre, envoyé par Satan, et qui donne toute sa force à la loge. Il y aurait de par le monde quatre-vingt-dix-neuf de ces loges. Elles remonteraient aux anciens prêtres égyptiens qui manipulaient l’esprit faible des pharaons pour accroître leur pouvoir et assouvir leur cruauté. Ils ne cesseront, c’est ce qu’on dit, avant d’avoir soumis le monde à leur pouvoir. Mais de cela rien n’est sûr. Certains auteurs comme Barruel considèrent que les Illuminés de Bavière sont à l’origine des loges noires mais confondent la plupart des loges – qui étaient des réunions d’hommes sages et vertueux – avec des organisations criminelles qui ne répugnent pas à employer les pires méthodes. Par exemple, ils invoquent Satan et celui-ci confie à chaque loge un démon chargé à la fois de les diriger et de les aider dans leurs obscurs desseins. Ces loges rédigent une liste de sang. Une liste où figurent les noms de leurs ennemis, ceux qu’ils doivent tuer. L’homme assassiné devait figurer sur cette liste tragique, on peut alors en conclure qu’il appartenait à une loge lumineuse, les ennemis naturels des frères de l’ombre.
Elle se tut, le regard dirigé vers la fenêtre grillagée par où l’on apercevait en contrebas la cour de la prison et les nombreux détenus attendant leur exécution.
— Tu veux dire que le crime commis ce matin, rue des Ménétriers, serait l’œuvre d’un démon ?
Elle reprit immédiatement son expression habituelle, un peu railleuse.
— Bien sûr ! N’as-tu pas constaté toi-même que l’acte n’avait pas pu être accompli par un humain ordinaire ?
Sénat se mit à réfléchir : rien de concluant ne pouvait être tiré de ce fatras ! Il imaginait les rires du Comité à la lecture d’un rapport reprenant ces histoires de Loge Noire, de démon envoyé par Satan, le tout étayé par le seul témoignage d’une diseuse de bonne aventure !
Pourtant, il n’avait aucune autre piste et, en outre, c’était Vadier qui l’avait envoyé jusqu’à elle.
Il se redressa, fit quelques pas et se retourna vers la jeune femme en prenant l’air le plus sévère dont il fût capable.
— Citoyenne, je ne suis pas bien sûr que tu aies pris au sérieux l’objet de ma mission. J’attendais de toi une véritable collaboration et non ces histoires à dormir debout. Un envoyé de Satan dans Paris ! Nous ne sommes plus aux âges de l’obscurantisme. L’Ère des Français a balayé des siècles et des siècles de superstition. Néanmoins, il est possible, en effet, qu’une organisation criminelle commette de tels crimes, il est également possible qu’une loge maçonnique continue son activité à l’encontre des décisions du Comité. Au nom du peuple et de la République, je te somme de m’indiquer où et quand je peux rencontrer des personnes représentant l’une ou l’autre de ces organisations séditieuses.
Un rire répondit à cette déclaration :
— Citoyen Sénart ! Tu es tellement sérieux tout à coup ! Tu as l’air de croire tellement à ce que tu dis que je reste confondue devant une telle naïveté ! C’est presque touchant. En fait, je crois même que cela m’émeut un petit peu, conclut-elle avec un clin d’œil.
Lui, d’ordinaire si calme, faillit se mettre en colère.
— Tu refuses de collaborer avec le Comité ? Prends garde, car les petits arrangements pris dans cette prison pour retarder ton exécution peuvent être balayés d’un trait de plume.
— Je n’en doute pas mais, vois-tu, j’ignore absolument où peut agir la Loge Noire. Si je le savais, leur démon m’aurait déjà fait subir le même sort que celui de ce pauvre Tavannes. Quant aux loges encore en activité, peut-être pourrais-je t’en faire rencontrer quelques membres, mais tu comprendras que, vu la manière dont ils sont pourchassés, à la fois par le Comité et par leurs ennemis, ils prennent beaucoup de précautions. Même moi qui les connais un peu ne sais où ils se trouvent exactement. Par contre…
— Oui ?
— Si je sors d’ici, je peux négocier une entrevue. Mais je te préviens, ce sera à leurs conditions. Il est inutile d’amener tes ruffians. D’ailleurs, nous aurons sans doute les yeux bandés et on te désarmera.
L’idée était dangereuse. Il s’agissait de se livrer ainsi entre les mains de parfaits inconnus.
— Garantis-tu notre sécurité ?
— Ces gens ne sont pas les séditieux et les criminels que tu crois ! répliqua-t-elle avec chaleur. Ce sont avant tout des philosophes, des amoureux de la sagesse. Tu ne risques rien, et moi non plus. En revanche, ils n’auront confiance qu’en moi. Il faut donc que tu me laisses sortir et que tu m’accompagnes.
Laisser sortir une condamnée de la Petite Force ? Jamais le Comité n’accepterait.
— Envoie une missive à Vadier, continua-t-elle comme si elle lisait ses pensées. Je suis sûre de la réponse. Je l’ai lue dans les cartes comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs, ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur.
Sénart hocha la tête et remit son bicorne, mal à l’aise.
— Je vais réfléchir à ta proposition. Peut-être contacterai-je le Comité. Reste là et surtout ne bouge pas en attendant ma décision.
Nouveau rire :
— Je te rappelle que je suis prisonnière ! Il me semble que ma liberté de mouvement se trouve étroitement limitée.
Il claqua des talons, fit demi-tour et partit. Le son de la voix railleuse de la jeune femme résonnait dans ses oreilles.
À l’entrée de la prison, il trouva ses deux porteurs d’ordres à moitié ivres. Ils faisaient grand tapage en compagnie des gardes de la prison, des gredins comme eux, et de quelques gendarmes.
— Comme je vous le dis, citoyens, raccourci mais pas de la tête. Les deux bras et les deux jambes, arrachés et posés sur le ventre du ci-devant en bon ordre.
Lepoulet pérorait au milieu du groupe tandis qu’à son habitude Duglas restait en retrait, le nez plongé dans son cruchon de vin, jetant un regard mauvais loin autour de lui.
— Il devait y avoir du sang, suggéra un des bonshommes. J’ai déjà vu un camarade se faire arracher un bras à la guerre.
— Du sang ! La pièce en était couverte jusqu’au plafond. Murs, sol, fenêtres, il y en avait partout. Il n’en sort pas autant de la tête d’un de ces aristocrates qu’on passe au rasoir révolutionnaire. On n’imagine pas que nos pauvres corps puissent en contenir autant…
— Holà, vous deux !
Irrité, Sénart interpella sèchement Lepoulet et Duglas et leur fit signe de le suivre.
— Vous n’aviez pas à révéler ce que vous avez vu. Lepoulet, tu es un ivrogne qui déshonore le Comité et la République !
Duglas haussa les épaules.
— Bah, ils sont ivres morts, que pourraient-ils bien raconter ? D’ailleurs, personne ne les croirait.
— Il y a toujours des oreilles prêtes à entendre et à répéter ! coupa le jeune homme. J’ai besoin de vous. Allez au Comité et remettez ce message au citoyen Vadier. J’attends ici la réponse. Et surtout n’allez pas brailler en chemin et raconter tout et n’importe quoi à n’importe qui.
Il avait écrit sur un morceau de papier :
Citoyen, j’ignore si la ci-devant Lenormand est une affabulatrice ou si elle sait vraiment quelque chose, néanmoins, toute piste méritant d’être vérifiée, je te demande l’autorisation de disposer provisoirement de la prisonnière et de la faire sortir, sous bonne garde, je peux t’en assurer, de la prison. Elle prétend pouvoir me mener à quelque organisation séditieuse qui connaissait la victime. Signé : Gabriel-Jérôme Sénart, Secrétaire rédacteur, Comité de sûreté générale.
Les deux hommes partis, il s’assit sur un banc de pierre et réfléchit aux étranges paroles de la jeune femme. N’était-ce pas là un tissu d’enfantillages, de ceux dont les prêtres réfractaires abrutissaient les paysans de l’Ouest pour leur faire prendre les armes ?
Soudain, il se rappela que jamais au cours de leur conversation il n’avait prononcé le nom de la victime. Or, elle savait qu’il s’agissait de Tavannes.
Cette constatation le plongea dans de nouvelles supputations toutes plus absurdes les unes que les autres.
Les carrioles passaient et repassaient à intervalles réguliers devant lui. Elles revenaient vides et repartaient chargées de pauvres âmes qui baissaient la tête avant qu’on ne la leur tranche, gémissaient, sanglotaient ou, au contraire, restaient hébétées, comme déjà mortes. La foule moqueuse les vilipendait puis reprenait ses occupations en attendant le prochain convoi. Parvenues place de Grève, les charrettes s’arrêtaient si près de l’échafaud que de grande traces brunes en maculaient le bois : le sang des condamnés jaillissait parfois fort loin sous l’effet du rasoir national.
Lorsque les deux porte-documents revinrent, l’après-midi était bien avancé. Lepoulet avait encore dû s’arrêter à quelque gargote écluser un ou plus vraisemblablement plusieurs cruchons de mauvais vin.
— La réponse du citoyen Vadier, laissa simplement tomber Duglas en lui tendant une lettre.
Intrigué et impatient à la fois, Sénart l’ouvrit.
Citoyen, une fois de plus tu ne m’as pas déçu. Il est évident que cette femme nous sera bien plus utile dehors que dedans, use de mon autorité, fais-la sortir et va partout où elle te dira d’aller, sans cesser de la surveiller. Mais surtout, n’oublie pas une chose, mon ami, tu travailles pour mon compte et j’exige que tu me rapportes avec la plus grande fidélité tout ce que tu verras et entendras. Même si cela te paraît insignifiant, note tout, et écris-moi tout, mais à moi seul ! Vadier.
P. S. : tu trouveras ci-joint un ordre à l’attention du directeur de la Petite Force.
Il reposa le document, stupéfait. Ainsi Vadier laissait sortir la femme. Il n’en revenait pas. Se pouvait-il que le terrible inquisiteur du Comité croie les discours incohérents de la Sibylle ?